La Passion selon Saint-Matthieu : le défi

Chères adhérentes, chers adhérents,

Ci-dessous, un nouvel article de Stéphane Topakian "dans les coulisses" du coffret Warner. Bonne lecture !

La Passion selon Saint-Matthieu : le défi

Partons d’un constat : cette Saint-Matthieu n’a pas bonne presse. Depuis une cinquantaine d’année (disons depuis Harnoncourt), nous avons été habitués à une toute autre lecture de Bach, et notamment de cet ouvrage, l’un des grands chefs-d'œuvre de la musique occidentale.

L’enregistrement, provenant des captations des concerts des 14, 15, 16 et 17 avril 1954 au Konzerthaus de Vienne, a été réédité pour la première fois en 1975 en trois microsillons. EMI reprend cette même base pour sa sortie en CD en 1995. Dans son étude écrite pour la SWF, Benoît Lejay énonce qu’EMI en a profité pour écarter deux numéros (65 et 66) en raison de la mauvaise prestation de la basse, Otto Edelmann. C’est à la fois exact et inexact. EMI s’est trouvé confronté au problème suivant : si la première partie de la Passion (plus ou moins 80’) tient tout juste sur un CD, la seconde, qui totalise entre 83 et 84 minutes, aurait nécessité un troisième CD. Sans doute pour des raisons commerciales, EMI, voulant s’en tenir à deux compact-discs, a été obligé de supprimer de la musique, et les deux numéros d’Edelmann étaient désignés d’office comme victimes expiatoires !

Dans le cadre de son édition, Warner se devait d’être logique : à partir du postulat que serait publié tout enregistrement, même public, destiné au disque, cette Saint-Matthieu y trouvait sa place, et sans que fût justifiée la moindre coupure. C’est donc l’intégrale de l’œuvre qui a été reprise, et sur trois compacts, la 2e partie étant répartie sur les CD 2 et 3.

Des choses erronées ont été écrites sur les sources, certains faisant état de trois bandes (disons jeux de bandes) stockées chez Electrola (branche allemande de Warner), d’autres évoquant l’Orchestre ou la radio. La vérité est toute simple : les quatre concerts ont été intégralement enregistrés par la radio autrichienne pour le compte d’EMI, et conservés par le groupe. Et, en recevant de Hayes (siège historique d’EMI) le paquet de bandes — 44 au total ! — nous les avons nommées en reprenant la date du concert : bandes 14, bandes 15, etc. S’y ajoute un 5e jeu, que nous avons nommé R, R comme rouge, couleur de l’étiquetage des boîtes correspondantes. Ces dernières bandes constituent le montage destiné au pressage du Cetra 1975 et du EMI 1995.

Ceci étant, il est apparu immédiatement que la préparation de la bande R avait été faite de façon peu orthodoxe, même pour l’époque : plutôt que de fixer sur une bande définitive les extraits copiés dans 14, 15 etc., le studio avait monté cette bande en coupant et en ôtant les extraits des bandes originales, pour les mettre bout à bout, si bien que nous sont parvenues quatre bandes mutilées et une bande truffée de « collants ».

La prise de son ne fait pas particulièrement honneur à la radio autrichienne. Certes l’acoustique du Konzerthaus est moins facile que celle du Musikverein, mais le son est techniquement bien en retrait par rapport à ce qui se faisait à l’époque ; on pense au concert des Berliner à Paris peu de temps après, ou même à la Huitième de Bruckner, captée à Vienne par la radio quelques jours avant. Le son est volontiers confus, ce qui n’arrange pas la restitution des grandes pages chorales.

D’autre part, nous n’avons pas une, mais plusieurs balances, notamment dans le traitement des rapports voix (surtout chœur) et orchestre. Non seulement il y a des variations entre les concerts, mais — c’est encore plus gênant — au sein d’un même concert. L’ingénieur du son a joué du potentiomètre, pensant bien faire, pour mettre en valeur tel ou tel intervenant.

Musicalement, les quatre concerts sont extrêmement proches, sans réelle différence dans le discours, Furtwängler restant égal à lui-même. Et aucun de ces concerts ne s’impose avec évidence. En réalité chacun d’entre eux comporte son lot de problèmes, que ce soit au niveau des ensembles ou de la justesse des chœurs, des ratés des solistes (relative méforme de Dermota le 17). Seuls deux solistes font preuve de constance : Dietrich Fischer-Dieskau, impeccable de bout en bout des concerts, et… Otto Edelmann qui affiche une contreperformance quasi permanente, certaines interventions étant même insupportables.

Ne pouvant retenir un concert, nous avons opté pour une démarche comparable à celle entreprise en 1975 : exploiter au mieux les captations des quatre concerts, en retenant le meilleur de chacun. Et pour une approche optimale, et une fois la numérisation faite de la totalité des sources, c’est par n° de la partition que nous avons classé les prises, afin de concentrer les comparaisons et les choix.

Dans ces condition, on peut se poser la question : pourquoi refaire le travail ? À l’écoute de l’ensemble, il apparaît que le montage de 1975 souffre d’un phénomène curieux. Si la 1re partie a fait l’objet, disons à 75%, de choix et de montages fort judicieux, ce n’est pas le cas pour la 2e partie. Serait-ce à cause d’un manque de temps lors de la préparation de la publication de l’époque, toujours est-il que certains choix ont été faits en dépit du bon sens, mettant en avant des pans entiers mal venus, mettant en évidence des problèmes graves de justesse, ne tenant pas compte de la réalité des balances, écartant des prises ou morceaux de prise à l’évidence supérieurs, y compris même pour notre encombrante basse…

Le travail en studio a donc été laborieux, qui a consisté à rabouter des prises et des balances diverses, mais en recherchant une couleur commune à l’ensemble. Ce qui signifie, compte tenu des sources, que s’il y a eu équalisation, elle a été appliquée par section et non pour l’ensemble de l’œuvre. Les choix n’ont pas toujours été aisés : ainsi pour « Erbarme dich », chanté par la contralto avec violon solo obligé, nous avons privilégié une prise où le violon ressortait mieux, mettant en valeur son phrasé.

Une dernière précision : nous n’avons pas mis les applaudissements de fin, parce que… il n’y en a pas ! Sans doute en raison du caractère de l’ouvrage et du moment (semaine sainte), le public conserve le silence, puis se disperse.

Stéphane Topakian
Mai 2021
Avec l’aimable collaboration de Christophe Hénault et de l’équipe de Warner Classics.

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21 octobre 2021

6 réflexions sur « La Passion selon Saint-Matthieu : le défi »

  • Un grand Merci à Stéphane pour ce superbe article qui nous renseigne sur la genèse de cet enregistrement de la Saint-Matthieu où Warner a fait un travail fabuleux !
    François Barbier

  • Merci infiniment à Stéphane pour ces précisions passionnantes ! J’ai eu un plaisir immense à écouter, du commencement à la fin, cet enregistrement. Sachant le travail d’une incroyable minutie qui a été réalisé pour la sélection des prises, je suis admiratif du travail réalisé car, à l’audition, le mélomane que je suis ne décèle aucune interruption. Je précise que je ne suis nullement un adepte du travail d’Harnoncourt et de ses disciples (dont je ne conteste pas la qualité ni l’expertise) et que les “Passions” de Klemperer, Richter et Karajan sont plutôt mon pain quotidien… Bach et ses Passions sont intemporelles ! Merci infiniment pour tout.

  • Le travail fait par Warner est excellent . Il donne les nos 65 et 66 ( récitatif et air de basse ) que ne donne pas l’enregistrement EMI . Toutefois, il est encore loin d’être complet :il manque les numéros 19, 23, 29, 38, 40 et 41, 48 à 51, 55, 61, les vingt premières mesures du 67, 70 et 75 . Ces numéros ont ils disparus des bandes originales nommées 14 à 17 par Stéphane Topakian . Merci .

    • Cher Daniel,
      Reprenez le bel article (circulaire de 2006) de Benoît Lejay sur la Saint-Matthieu : Furtwängler n’a pas retenu l’intégralité des numéros de la partition, à l’instar de nombreux autres chefs. L’enregistrement de 1954, et son édition proposée par Warner, reprend l’intégralité de ce qui a été donné au concert. Le chef a en outre opéré quelques rares et petites coupures dans quelques sections. Faut-il ajouter que tout ce travail a été fait la partition (Eulenburg sur IMSLP) sous les yeux…
      ST

  • Travail impressionnant de Warner, bravo! Je serais très curieux d’avoir une analyse similaire pour la 9e du 29 juillet 1951 à la réputation “sulfureuse” (montage EMI/Legge), surtout à l’approche de la parution d’un SACD chez BIS (BIS-9060) reprenant pour la 1e fois les bandes de la Swedish Radio. Avez-vous fait des découvertes sur ce qui a effectivement été utilisé par EMI entre la répétition et le concert pour leur album (HMV ALP 1286/7)?

    • Cher Christophe,
      La bande utilisée (sans doute un montage entre générale et concert) est celle qui sert aux rééditions depuis les années 50. Il n’y a, a priori, pas d’autres sources existantes dans les archives EMI/Warner.
      ST

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