Biographie

 

Introduction

Furtwängler naît le 25 janvier 1886, à Schönenberg, quartier de Berlin. Rien apparemment ne le prédispose à la musique… Le 30 novembre 1954 à Baden-Baden s’éteint l’un des plus grands musiciens du XXe siècle…

1. La jeunesse

« Musik ist nicht ein Ablaufen von Tonfolgen sondern ein Ringen von Kräften » (Furtwängler) [« La musique n’est pas une suite de sons mais une lutte entre des forces »]
« Furtwängler avait une nature contradictoire. Il était ambitieux et jaloux, généreux et vaniteux, un lâche et un héros, fort et faible, un enfant et un sage, très allemand et homme du monde. En musique, il était unique et sans partage. » (Gregor Piatigorsky, Cellist – Doubleday and Company, Inc. 1965)

Le 25 janvier 1886, au 25 de la Maassenstrasse de Berlin naquit, de Adolf Furtwängler (1851-1907), archéologue réputé et de sa femme Adelheid, née Wendt, un fils prénommé Gustav Heinrich Ernst Martin Wilhelm et qui fut baptisé dans la foi luthérienne. Trois autres enfants naquirent de cette union : Walter, Märit et Annele. La famille Furtwängler était originaire du coeur de la Forêt noire alors que les Wendt étaient des allemands du Nord (Adelheid était une grande amie d’une fille de Brahms). Les deux familles étaient musiciennes et la mère de Furtwängler était aussi un peintre de talent qui fit de nombreux portraits de ses enfants.

Le père détestait l’atmosphère des grandes villes et chercha toujours à se rapprocher de la nature. C’est ainsi qu’en 1894, la famille habita Schwabing (banlieue de Munich) et plus tard, acquit une maison, baptisée Tanneck (« au coin du sapin »), située sur une péninsule du lac Tegernsee, près de Bad Wiessee. Là, les enfants pouvaient se consacrer à la natation et à toutes sortes de jeux et de sports. Dans sa prime jeunesse, Furtwängler fut un solitaire et un introverti dont toutes les pensées étaient concentrées sur la musique et les valeurs artistiques, la littérature et la philosophie. Durant toute sa vie, il resta un ardent sportif, aimant pratiquer le cheval, la natation, le tennis, le patinage et les escalades en montagne.

A l’âge de six ans, Furtwängler commença des études à Munich mais il fut un mauvais élève, non pas en raison d’une incapacité intellectuelle mais parce qu’il trouvait qu’il perdait son temps et qu’il avait mieux à faire avec ses choix artistiques. L’année suivante, il demanda à sa mère de lui apprendre le piano et les principes de l’écriture musicale. Le 30 juin 1893, il composa sa première oeuvre, « Ein Stückchen von den Tieren ». Le père qui avait un dédain prononcé pour le système éducatif et ses professeurs, sortit son fils de la routine scolaire et se mit à la recherche d’un précepteur : ce furent Ludwig Curtius et Walter Riezler, remarquables tous les deux mais très opposés dans leurs mentalités. A l’âge de sept ans Furtwängler décida de devenir compositeur (il restera toute sa vie un auteur frustré) et, à douze ans, entendit pour la première fois la Passion selon Saint Matthieu de Bach qui l’émut profondément. Peu après eut lieu le choc de la découverte de Beethoven : la rencontre Furtwängler-Beethoven restera pour longtemps l’exemple d’une convergence d’esprit rare entre un compositeur et un interprète et l’oeuvre de Beethoven aura été pour Furtwängler la consécration de toute une vie. Son approche de l’univers beethovénien dépasse les limites esthétiques de l’époque : le Beethoven de Furtwängler est intemporel.

En septembre 1901, le père emmena son fils à Egine en Grèce. Wilhelm avait dans ses poches les poèmes de Goethe et les quatuors de Beethoven. Furtwängler ne fut jamais élève d’un quelconque conservatoire et c’est sa mère qui lui donna ses premières leçons de piano, bientôt suivie par la tante Minna, excellente professeur de piano. Son premier véritable précepteur en matière musicale fut l’organiste et compositeur Anton Beer-Walbrunn (1864-1929) – dont Furtwängler dirigea sa Sinfonia le 24 février 1912 à Lübeck – qui reconnut rapidement les talents extraordinairement précoces de son élève et qui le recommanda à son propre professeur, Joseph Rheinberger (1839-1901), à l’époque directeur du Conservatoire de Munich. Rheinberger étant un réactionnaire pour qui toute la musique s’arrêtait à Beethoven, Furtwängler chercha un autre précepteur qui serait à même de lui faire découvrir le chemin menant à Wagner et au romantisme allemand au tournant du siècle : ce fut Max von Schillings (1868-1933), compositeur et chef d’orchestre avec qui Furtwängler étudiera en 1902-1903.

1905 est certainement l’année charnière de la vie de Furtwängler. Il avait dix-neuf ans et savait comment il voulait façonner son avenir. D’un autre côté, il avait une claire vision de ce qui lui restait à apprendre et ressentait le besoin de pratique dans les domaines de l’opéra et des concerts, choses qu’il ignorait totalement. Grâce à un cousin de sa mère, le chef d’orchestre Georg Dohrn qui avait en charge toute l’activité musicale de Breslau, il devint répétiteur au théâtre municipal pour la saison 1905-1906. Ce travail n’était pas vraiment enthousiasmant car il devait seulement faire répéter le choeur et les chanteurs mais chacun remarqua sa capacité impressionnante à déchiffrer à vue les plus difficiles réductions pour piano des partitions d’opéra. C’est à Breslau que sa première composition pour orchestre (une symphonie) fut jouée. Le concert ressembla à un désastre car public et critiques condamnèrent cette oeuvre, ce qui affecta profondément le père et son fils. Furtwängler décida que le meilleur moyen de tirer profit du désastre était de diriger lui-même un concert.

> Retour au sommaire

2. Le Conquérant (1906-1934)

Si Adolphe était un archéologue célèbre, il n’était pas riche, mais dans ses relations se trouvait Franz Kaim qui avait créé son propre orchestre qui portait son nom. C’est ainsi que, le 19 février 1906, Furtwängler dirigea à Munich son premier concert dont le programme comportait : la Consécration de la maison de Beethoven, un poème symphonique en si mineur de sa composition et en seconde partie, rien moins que la neuvième symphonie de Bruckner.
[spoiler show=”Lire la suite” hide=”Fermer”]
Le Bayerische Kurier du 23 janvier écrivit :

« Naturellement, on peut penser que ce programme a été adapté au public actuel après avoir entendu le concert de ce très jeune chef, Wilhelm Furtwängler, qui choisit comme première victime la Neuvième de Bruckner. Talentueux ? Assurément, mais il n’y a aucune raison à débuter au top niveau si l’on est toujours en lutte avec sa propre gestique de débutant. Si l’introduction de l’ouverture de Beethoven fut acceptable malgré l’énorme énergie déployée, le Bruckner donna une impression grise et froide. Le scherzo en souffrit le plus et il sonna comme un voyage au milieu de dangereux récifs après des jours de pluie incessante. Heureusement son propre poème symphonique sembla prometteur mais, très vite, il se transforma en quelque chose de vide et d’informe où on pouvait constater comment de petits thèmes étaient soumis à des tortures harmoniques . Le public surprit totalement par ses applaudissements répétés ».

Furtwängler écrivit à son mentor Curtius :

« La direction d’orchestre a été le refuge qui m’a sauvé la vie car j’étais sur le point de périr compositeur. Toute ma vie, je me suis considéré comme un compositeur qui dirige mais jamais comme un chef qui compose. »

Furtwängler souffrit d’un mal commun à de nombreux post-romantiques : l’enflure, la démesure, mais chez lui la nécessité musicale était totalement sincère. Si certaines oeuvres de jeunesse ne dépassent pas une honnête moyenne, certains voient dans le Te Deum un chef-d’oeuvre méconnu. Quoi qu’il en soit, Furtwängler n’est pas passé à la postérité par ses compositions mais il aura au moins été un créateur sincère d’où le talent, à défaut de génie, n’est pas absent.

Après ce premier concert, Furtwängler entra au Théâtre de Zurich pour la saison 1906-1907. Le directeur l’autorisa à diriger quelques opérettes, en particulier la Veuve joyeuse qui était à l’affiche cette saison-là. Il en dirigera neuf représentations entre le 3 février et le 21 avril 1907. Il avait dirigé comme première oeuvre, le 10 octobre, le ballet Tanzbilder et le 31 du mois, das Fest auf Sollhaug de Pfitzner, puis dix représentations de Rübezahl sur une musique de Bertrand Sänger. L’étape suivante se situa à Munich où il devint répétiteur à l’opéra sous la direction de Felix Mottl, durant deux saisons (1907-1909). Puis, il fut engagé comme troisième chef à l’Opéra de Strasbourg. Le 8 septembre 1910 il quitta Munich et séjourna à Strasbourg jusqu’au 1er avril 1911. L’activité musicale de la ville – allemande à cette époque – était entièrement sous la coupe du compositeur-chef d’orchestre Hans Pfitzner et de ses deux assistants, Richard Fried et Hermann Büchel. Furtwängler dirigea seize fois, jouant six oeuvres qu’il n’inscrira plus à ses programmes par la suite : Martha de Flotow, l’Elixir d’Amour de Donizetti, les Dragons de Villars de Maillart, les P’tites Michus de Messager, Flotte Bursche de Suppé et une unique représentation de Rigoletto de Verdi (11 mars 1911). Les critiques de la presse furent très controversées : l’une parla de sa direction des P’tites Michus comme étant d’une « légèreté éléphantesque », l’autre affirma que son interprétation de Martha laissa beaucoup à désirer… Il lui fallut aussi se déguiser en tzigane avec une barbe noire collée sur le visage pour jouer du piano dans la Chauve Souris, lors de la fête chez le prince Orlowsky, ce qui l’amusa beaucoup. Ceci se passa les 27 et 28 février 1911.

C’est durant son séjour à Strasbourg qu’il fit la connaissance de Bruno Walter qui, le 22 février 1911, dirigea la création d’une symphonie de sa composition. Furtwängler reviendra à Strasbourg le 6 décembre de la même année pour diriger son Te Deum qui avait été créé à Breslau en novembre 1910 par G. Dohrn et qu’il avait commencé à écrire lors de son séjour à Florence. La critique du Allgemeine Musik Zeitung avait été très négative, affirmant que « Furtwängler avait fait preuve de bonne volonté et uniquement de cela. » De son côté, le Schlesische Zeitung écrivit : « Il se peut que des motivations personnelles aient été à l’origine de la création du Te Deum de Furtwängler; quant aux motivations musicales, il n’en existe aucune. »

Une amie de la mère de Furtwängler, Ida Boy-Ed, informa le jeune musicien que le poste de chef d’orchestre à Lübeck était devenu vacant depuis le départ de Hermann Abendroth pour Essen. Cependant, cette information atteignit trop tard Furtwängler car la Société des Amis de la Musique avait déjà choisi quatre candidats (Paul Scheinpflug, Karl Mennicke, Walter Unger et Rudolf Siegel) parmi les 97 postulants et chacun d’entre eux avait déjà dirigé son concert à titre de test. Tout semblait indiquer que le vainqueur de la compétition était Rudolf Siegel. Néanmoins, après le retrait de Paul Scheinpflug, la Société décida de choisir un quatrième candidat et Madame Boy-Ed demanda à Furtwängler de poser d’urgence sa candidature qui fut acceptée par les autorités musicales et par Abendroth. C’est ainsi qu’il dirigea le 5 avril 1911 son concert probatoire (devant plus de 4000 personnes !). Il fallut peu de temps au public et aux membres de la Société pour être captivés par la passion qui émanait du jeune candidat, en dépit de sa grande différence avec Abendroth dont la virilité, l’assurance et l’économie de moyens avaient été appréciées. Furtwängler, avec ses gestes nerveux et parfois excités, était à l’opposé et sur le podium il semblait combattre un ennemi invisible mais le public reconnut très vite en lui d’exceptionnelles capacités. Le 13 avril, il fut choisi à l’unanimité comme successeur d’Abendroth.

Le chef de la Société des Amis de la Musique (Gesellschaft der Musikfreunde) ne dirigeait que les concerts, c’est-à-dire les huit concerts symphoniques de chaque saison, plus deux concerts avec le choeur philharmonique dédiés principalement aux oratorios. Il y avait également les concerts populaires, au nombre d’environ trente par saison (celle de 1905-1906 en compta exceptionnellement 56). Les répétitions avaient lieu le mercredi soir et les membres de la Société y venaient avec leur famille et leurs amis. Furtwängler n’était pas très enchanté par ces concerts qui se tenaient dans la salle du Kolosseum et qui étaient structurés de la manière suivante : une première partie symphonique où il était interdit de fumer mais où les gens buvaient de la bière, une seconde partie dédiée à des oeuvres légères (fantaisies pour orchestre, etc.) et une troisième consacrée à des oeuvres populaires (marches, etc.). On peut affirmer que les 32 concerts symphoniques, les 104 concerts populaires et les 9 exécutions chorales représentent l’apprentissage de Furtwängler. En tant que chef invité, il dirigea également trois opéras : Fidelio (23.3.1915), les Joyeuses commères de Windsor (16.4.1915) et les Meistersinger von Nürnberg (20.11.1913). Les critiques musicaux de la capitale hanséatique saisirent rapidement la personnalité de Furtwängler On put ainsi lire dans le Eisenbahnzeitung : « Furtwängler est un talent musical qui, si les circonstances sont favorables, deviendra sans aucun doute un génie. » Quant à Ida Boy-Ed, elle couvrit d’éloges son protégé.

Furtwängler alla souvent à Hambourg en compagnie de son amie Lilly Dieckmann pour assister aux concerts de Nikisch qui était pour lui le « roi » des chefs d’orchestre (il fera officiellement sa connaissance en février 1912). Au cours de son séjour à Lübeck, il donna son premier concert en dehors de l’Allemagne le 26 janvier 1913, à Vienne. Il donna également, avec le premier violon de l’orchestre Szanto, des soirées de musique de chambre dont un cycle de sonates de Beethoven. Durant la dernière saison, il joua la partie de piano du triple concerto de Beethoven (3 février 1915) et celle du cinquième Concerto brandebourgeois de Bach (2 janvier 1915). Son successeur à Lübeck sera Georg Göhler.

Pour ce qui concerne la « montée en pression » de son répertoire, Furtwängler dirigea à Lübeck toutes les symphonies de Beethoven (sauf la seconde), les IV, V et VI de Tchaïkovski, les 39 et 40 de Mozart, les I, III et IV de Brahms, les VIII et IX de Schubert, le concerto pour violon de Brahms, les IV, VII et VIII de Bruckner, les Kindertotenlieder de Mahler, la Suite romantique de Reger, l’Apprenti sorcier de Dukas, la Sinfonia domestica de Strauss, la Faust-Symphonie de Liszt, le second concerto pour piano de Brahms, la I de Schumann, etc. Quant au programme des concerts populaires, on y trouve des oeuvres d’Offenbach (Contes d’Hoffmann) Gilbert et Sullivan (Mikado), Bizet (Arlésienne, Carmen), Delibes (Sylvia, Coppelia), Gounod (Ballet de Faust), Sibelius (Valse triste), Grieg (Peer Gynt) des valses de Strauss et Waldteufel et quantité de pots-pourris.

Au début de 1915, le Kapellmeister de Mannheim, Arthur Bodanzky, décida de partir pour l’Amérique. Le choix de son successeur s’avéra des plus difficiles et les plus fameux chefs de l’époque posèrent leur candidature. Le public de Mannheim aurait aimé avoir Nikisch. A l’opposé de Lübeck, la principale activité musicale de Mannheim concernait l’opéra, le premier chef ayant en charge les représentations d’opéra et seulement huit concerts annuels de l’Académie de musique. Un comité de cinq membres se rendit à Lübeck le 23 mars 1915 pour assister à la représentation de Fidelio dirigée par Furtwängler. Ils furent tellement impressionnés qu’ils décidèrent de l’appeler au poste de Kapellmeister à Mannheim qui hérita ainsi d’un chef jeune et quasiment inconnu. La ville accueillit Furtwängler avec enthousiasme et sa future secrétaire Bertha Geissmar écrivit dans ses Mémoires :

« Les citoyens de Mannheim avaient l’habitude de considérer leur Kapellmeister comme un demi-dieu dont les faits et gestes étaient le sujet de conversation du jour. Furtwängler qui était timide, trouvait cette popularité très pénible et avait l’habitude de se cacher dans le dos de Oskar Grohé, qui avait pris le jeune débutant sous son aile protectrice… ».

Furtwängler était assisté par Felix Lederer qui dirigeait les premières des opéras italiens et du Rosenkavalier (à la différence de Böhm, Clemens Krauss et Knappertsbusch, il ne trouvait pas cette oeuvre à son goût et ne la dirigea jamais). Il joua des opéras depuis longtemps écartés du répertoire, tels Violanta (Korngold), Monna Lisa (Schillings), Shéhérazade (Sekles), Klein Idas Blumen (Klenau)… Fidelio fut le premier opéra qu’il dirigea à Mannheim le 7 septembre 1915 dans une interprétation très appréciée, en particulier l’ouverture Leonore III. Il dirigea 232 représentations de 39 opéras. Dans le répertoire symphonique, il joua pour la première fois la Symphonie fantastique (1 février 1916), le premier concerto de Brahms avec Schnabel, la Symphonie alpestre de R. Strauss, le Chant de la terre de Mahler (21 novembre 1916), la IV de Schumann, la IV de Mahler (28 janvier 1919), la Nuit transfigurée de Schoenberg (18 février 1919), la V de Bruckner (9 décembre 1919), Pelléas et Mélisande de Schoenberg (2 mars 1921), etc.

Durant son séjour à Mannheim commença véritablement sa carrière de chef invité et de chef itinérant. Ainsi, en septembre 1917, il fut invité au Kurhaus de Baden-Baden pour diriger le Ring puis, le 14 décembre, il se trouva pour la première fois à la tête de la Philharmonie de Berlin : les critiques furent stupéfiés et l’un d’entre eux évoqua même le « miracle Furtwängler » (das Wunder Furtwängler). Le 15 novembre 1918, il dirigea pour la première fois les concerts de la Frankfurter Museumsgesellschaft et le 30 novembre, il était à Vienne avec le Wiener Tonkünstler Orchester à la suite du retrait de Ferdinand Loewe. Toujours à Vienne, le 29 novembre 1919, il dirigea la Troisième de Mahler; le 2 avril 1920, il dirigea pour la première fois la Staatskapelle de Berlin, prenant la succession de Richard Strauss, etc. Le 30 juin 1920 il donna son dernier concert en tant que Kapellmeister de Mannheim et fit ses adieux avec une représentation de l’Enlèvement au sérail.

A partir de la saison 1920-1921, il fut de plus en plus sollicité à l’étranger tout en poursuivant ses concerts à Frankfurt, comme successeur de Mengelberg et à la Staatskapelle de Berlin. Ainsi, en octobre 1920, il alla à Stockholm, jouant le Symphonie sérieuse de Berwald. Le 19 novembre, il dirigea la seconde symphonie de Mahler au Staatsoper puis, en décembre, ce furent sept concerts à Stockholm et à la fin de la saison il participa aux quatrièmes Fêtes Brahms de Wiesbaden. La saison 1921-1922 débuta par son premier concert avec le Gewandhaus de Leipzig. Son activité était alors partagée entre Vienne, Frankfurt et Berlin. Le 30 novembre 1920 il dirigea sa première Missa Solemnis à Vienne. Nikisch mourut le 23 janvier 1922. La prédiction de Furtwängler à Hambourg (« Je deviendrai le successeur de Nikisch ») se trouva vérifiée : il hérita de la Philharmonie de Berlin et du Gewandhaus de Leipzig.

Les six saisons passées avec le Gewandhaus ne compteront pas parmi les plus heureuses de sa carrière. D’abord, l’orchestre voulait Abendroth comme Gewandhauskapellmeister et Furtwängler sera nommé sur intervention de Max Brockhaus. Ensuite, ses programmes faisant la part trop belle à la musique du temps, déplaisaient au public conservateur de Leipzig qui aurait voulu, en outre, que son Kapellmeister demeure en permanence à Leipzig.

Le 25 mars 1922 il dirigea pour la première fois la Philharmonie de Vienne dans un concert célébrant le 25e anniversaire de la mort de Brahms. En avril, il fut invité par l’Accademia Santa Cecilia de Rome et en mai, participa aux cinquièmes Fêtes Brahms de Hambourg. Le 22 du même mois, il épousa la danoise Zitla Lund, élégante jeune femme de trois ans son aînée : le mariage restera sans descendance et sera une erreur. En avril 1923, il partit avec le Gewandhaus pour une tournée en Suisse et acheva la saison par deux concerts à la Scala de Milan. Durant l’hiver 1923 il fit l’acquisition d’un chalet à Saint-Moritz (qui est toujours la propriété de sa famille). En janvier 1924, il se rendit en Angleterre et en avril-mai 1924 partit pour la première fois en tournée avec la Philharmonie de Berlin. Depuis son départ de Mannheim, il continua néanmoins à y diriger régulièrement des opéras. En juillet 1924 il participa au Festival de Munich, dirigeant les Noces de Figaro, Tristan, les Meistersinger von Nürnberg et l’Enlèvement au sérail. En janvier 1925, il franchit l’Atlantique pour sa première tournée américaine (dix concerts avec le New York Philharmonic). Son activité était désormais circonscrite entre Leipzig, Berlin et Vienne. En février 1926 eut lieu la seconde tournée américaine (32 concerts) et, de retour en Europe, il entama une tournée européenne de vingt concerts avec la Philharmonie de Berlin et termina la saison par les fêtes Brahms de Heidelberg. En octobre, il réalisa à l’âge de quarante ans ses premiers enregistrements discographiques pour la firme Polydor (ouverture du Freischütz et Cinquième de Beethoven).

Février 1927 : troisième et ultime tournée américaine (33 concerts) qui s’acheva par le Requiem de Brahms le 4 avril. Furtwängler quitta l’Amérique quelque peu exaspéré par la politique musicale américaine. Il fut jalousé par ses confrères, mal reçu par la critique (surtout par Olin Downes, le critique du New York Times) mais acclamé par le public. Le 19 novembre il dirigea la Philharmonie de Vienne en tant que directeur musical de l’orchestre et successeur de Weingartner (poste qu’il abandonna en mai 1930). Le 29 mars 1928 il dirigea son dernier concert en tant que Gewandhauskapellmeister par l’exécution de la 9e de Beethoven et la saison prit fin, après une tournée européenne de la Philharmonie de Berlin, aux Festivals de Heidelberg et Görlitz.

La saison 1928-1929 fut celle où son activité de chef d’opéra prit un nouvel essor : en effet, le 17 octobre il dirigea pour la première fois à l’opéra de Vienne (Rheingold) et après les festivals de Heidelberg et Jena, dirigea pour la première fois un opéra à Berlin, non pas au Staatsoper unter den Linden mais au Schauspielhaus am Gendarmenmarkt (Les noces de Figaro). En automne on le nomma « Directeur général de la Musique » et en mai 1929, il fut décoré de l’ordre « Pour le Mérite ».

Les tournées succédèrent aux tournées et, en avril 1930, c’est avec la Philharmonie de Vienne qu’il partit pour la première fois. Le 2 juin il dirigea sa septième et dernière Missa Solemnis (Furtwängler en jouait la partition au piano et considérait l’oeuvre comme la plus grande création de Beethoven. Il reconnaissait néanmoins qu’il n’avait jamais réussi à exprimer totalement ce qu’elle portait en elle. Selon lui, il aurait fallu ré-instrumenter la partition et c’est pourquoi il se résolut, à regret, à ne plus la jouer). En juillet-août 1931 il participa pour la première fois au Festival de Bayreuth (Tristan) et au Mémorial Siegfried-Wagner. En 1932 tombait le 50e anniversaire de la Philharmonie de Berlin : cet événement fut marqué par quatre concerts exceptionnels en avril, suivis par une grande tournée européenne de 26 concerts. A cette occasion, Hindenburg lui remit la Médaille Goethe en raison des services rendus à la musique allemande.

Les 7 et 9 juin 1932, il dirigea pour la première fois à l’Opéra de Paris (Tristan avec une distribution de rêve : Frida Leider, Lauritz Melchior, Igor Kipnis, etc.). Le 30 janvier 1933, Hitler arriva au pouvoir et avec lui, le harcèlement contre tout ce qui était juif. Le 11 avril, Furtwängler publia dans le Deutsche Allgemeine Zeitung une lettre ouverte au Ministre de la propagande Joseph Goebbels, reconnaissant uniquement une distinction entre l’art jugé « bon » et celui jugé « mauvais ». Cette lettre qui fut publiée dans la presse mondiale, eut un énorme écho et Goebbels répliqua à Furtwängler que la politique était aussi un Art (« peut-être le plus élevé »), que la musique ne pouvait être séparée de la politique et qu’il était nécessaire de chasser tous les éléments étrangers (sous-entendu juifs).

Peu après, l’exode de grands artistes allemands juifs commença : Bruno Walter, Otto Klemperer, Arthur Schnabel, Bronislav Hubermann, etc. Furtwängler continua de diriger au Staatsoper (dont Göring était le maître absolu) des opéras tels que Arabella ou Elektra. Lors d’une tournée de la Philharmonie de Berlin, un concert monstre eut lieu à Mannheim, réunissant sur le podium la Philharmonie et l’orchestre de Mannheim, soit 170 musiciens. Un clash se produisit, les nazis ayant demandé à Furtwängler qu’il se sépare de son premier violon juif Szymon Goldberg. Ayant refusé, il décida de ne plus revenir dans la ville. (Il n’y reviendra que 21 ans plus tard) Il termina la saison 1932-1933 à l’Opéra de Paris (Tristan et Walkyrie) et fut nommé en juin par Göring, chef principal du Staatsoper de Berlin. Le même Göring le nomma Staatsrat (Conseiller d’état) le 8 juillet 1933 et le 15 septembre, Erich Kleiber dirigea une représentation de gala de Lohengrin en l’honneur de Furtwängler. Il fut également nommé au poste honorifique de Vice-Président de la Reichsmusikkammer. En août 1933, il rencontra Hitler dans son repaire de l’Obersalzberg à Berchtesgaden et affirma à ses proches, à son retour : «Jamais ce camelot chuintant ne jouera le moindre rôle en Allemagne ». L’avenir allait hélas lui prouver le contraire.

Le 11 mars 1934, il dirigea la première de l’oeuvre de Hindemith, Mathis der Maler et publia dans le Deutsche Allgemeine Zeitung du 25 novembre le célèbre article « der Fall Hindemith » en réponse aux attaques nazies contre le compositeur accusé d’écrire de la musique « dégénérée ». Le 25 avril, lors d’une tournée de la Philharmonie, il rencontra à Rome Mussolini, ce qui mit Toscanini en fureur.

La saison 1934-1935 sera brève : après deux Ring au Staatsoper en octobre et novembre et l’article sur Hindemith, Furtwängler se démit de toutes ses fonctions officielles le 4 décembre et se retira dans les Alpes bavaroises où il commença à écrire son concerto symphonique pour piano. Son passeport lui fut retiré. Erich Kleiber soutint son action en démissionnant lui aussi de son poste à l’Opéra d’Etat de Berlin (Städtische Oper) et prit le chemin de l’exil.
[/spoiler]

> Retour au sommaire

3. Le Tragique (1934-1945)

La nouvelle du départ de Furtwängler fit sensation mais eut comme conséquence que les frontières de l’Allemagne lui furent fermées. Pour compliquer la situation, la Philharmonie de Berlin devait effectuer une tournée en Grande Bretagne en janvier 1935 et Furtwängler déclara qu’il était hors de question qu’il la dirige. On proposa à Beecham de l’assurer mais celui-ci ayant refusé, la tournée fut purement et simplement annulée. La situation devint de plus en plus pénible pour Furtwängler qui décida de se séparer de sa secrétaire juive Bertha Geissmar. Finalement, après une entrevue avec Goebbels le 28 février 1935, un compromis fut trouvé et on autorisa Furtwängler à poursuivre son activité musicale, à diriger en Allemagne sans aucun titre ni poste officiel et à laisser les questions politiques à Hitler et à ses sbires. Le Führer donna son accord et Furtwängler put à nouveau voyager à sa guise. Il retrouva son orchestre le 25 avril 1935 à Berlin dans un programme entièrement consacré à son cher Beethoven : Hitler, Goebbels et Göring assistèrent au concert et à la fin de celui-ci, Hitler lui serra chaleureusement la main. Furtwängler acheva la saison par des représentations d’opéra au Covent Garden de Londres (Tristan), à l’Opéra de Paris (Tristan et Walkyrie), au National Theater de Munich (Tristan), à l’Opéra de Vienne (Tristan) et à l’Opéra de Hambourg (Meistersinger). Hitler, Goebbels et Ribbentrop assistèrent à la représentation de Hambourg, le 23 juin 1935.

[spoiler show=”Lire la suite” hide=”Fermer”]La saison 1935-1936 débuta à Nuremberg par les Meistersinger et par Tannhäuser à l’Opéra de Vienne. Le 7 novembre, il dirigea Egmont au Schauspielhaus de Berlin, dans une mise en scène du célèbre acteur Gustav Gründgens (personnage controversé et opportuniste notoire). Hitler, Göring, Goebbels et Rudolph Hess étaient encore présents. Après une tournée de la Philharmonie en novembre-décembre, il finit l’année au National Theater de Munich (Meistersinger le 25 décembre et Tristan le 1 janvier). Le 27 février, il partit pour l’Egypte avec son ami John Knittel. Arrivé à Alexandrie le 5 mars, il était de retour à Naples le 31 mars. La saison s’acheva par des représentations d’opéra à Paris (Meistersinger), à Zurich (Tristan), à Vienne (Tannhäuser) et au Festival de Bayreuth où il dirigea Lohengrin, Parsifal et le Ring.

En novembre 1936, Beecham fit une tournée allemande avec son orchestre londonien et demanda à Furtwängler de partager avec lui les prochaines festivités prévues à Covent Garden à l’occasion du couronnement du roi Georges VI. Auparavant Furtwängler, en accord avec Hitler, avait décidé d’annuler toute activité publique durant l’hiver 1936-1937, souhaitant passer cette période dans une paix absolue afin de se consacrer à la composition. Il retrouva son orchestre le 10 février 1937 à Berlin, lors d’un concert où une fois encore Hitler, Göring et Goebbels étaient présents. En mars il effectua une tournée de musique de chambre avec le violoniste Hugo Kolberg, tournée autour de laquelle il créa à Leipzig, le 4 mars, sa sonate en ré mineur.

Après une magnifique performance de la Neuvième de Beethoven à Londres (25 mars), il dirigea le Ring au Staatsoper de Berlin, effectua une courte tournée avec la Philharmonie et partit pour Londres afin de commencer les répétitions du Ring qui sera donné en deux cycles. La sensation du second cycle fut la première apparition de Kirsten Flagstad en Brunnhilde. Puis la saison s’acheva aux festivals de Bayreuth (Parsifal, Ring) et Salzbourg (Neuvième de Beethoven). La saison 1937-1938 débuta à Paris le 7 septembre par la Neuvième de Beethoven, suivie par deux représentations de la Walkyrie avec la troupe du Staatsoper de Berlin. Lors de la tournée de la Philharmonie, il créa avec Edwin Fischer – à qui l’oeuvre est dédiée – son concerto symphonique pour piano, le 26 octobre à Munich. A la même époque, il enregistra pour His Master’s Voice quelques-uns uns de ses disques qui seront acclamés dans le monde entier (Cinquième de Beethoven et en 1938, Symphonie Pathétique et extraits wagnériens). Les 22 et 23 avril 1938 Furtwängler dirigea à Berlin la Philharmonie de Vienne (Symphonie inachevée et Septième de Bruckner), concerts auxquels assistèrent les inévitables Hitler et Goebbels. Il se rendit à nouveau à Covent Garden en mai-juin pour deux nouveaux cycles du Ring et la saison s’acheva à Munich (Fidelio), à l’Opéra de Paris (Tristan) et au Festival de Salzbourg (Meistersinger).

Le 5 septembre il était à Nuremberg avec la Philharmonie de Vienne (Meistersinger). Le 20 février 1939 il fut nommé Commandeur de la Légion d’Honneur par le gouvernement français mais Hitler interdit la diffusion de cette nouvelle en Allemagne. En mai, il dirigea deux représentations de la Passion selon Saint-Matthieu à Munich et Florence et acheva sa saison à l’opéra de Zurich (Meistersinger, Walkyrie et un concert à la Villa Wesendonck avec Flagstad remplaçant Germaine Lubin). Les représentations de la Walkyrie, prévues à l’Opéra de Paris en juin, furent annulées par le gouvernement français pour des raisons politiques. Après l’invasion de la Pologne par l’Allemagne, l’activité de Furtwängler se limita à l’Autriche (annexée depuis le 13 mars 1938) et l’Allemagne. En avril 1940, il était néanmoins en Scandinavie mais le concert prévu à Copenhague le 10 avril fut annulé en raison de l’occupation du Danemark par les nazis. En mai, il rencontra à Berlin celle qui deviendra sa seconde femme, Elisabeth Ackermann, mariée à un avocat qui sera tué peu de temps après en France.

Si Furtwängler ne donna aucun concert en France durant la guerre et refusa de jouer dans les pays occupés par les Nazis, il dirigea pourtant dans des villes « annexées » (par exemple Prague). En décembre 1940, il fit une seconde tournée de concerts de musique de chambre, cette fois avec Georg Kulenkampff. Au début de mars 1941, skiant dans le Vorarlberg (Sankt Anton, en Autriche), il fut victime d’un grave accident qui lui occasionna de nombreuses lésions et l’obligea à suspendre toute activité durant neuf mois. En février 1942 il effectua une tournée scandinave avec Berlin et fin mars, était à Vienne pour les festivités du centenaire de la Philharmonie : à cette occasion, le 28 mars, il dirigea pour l’unique fois de sa vie la troisième symphonie de Schubert. De retour à Berlin, il dirigea le 19 avril un concert pour l’anniversaire de Hitler, au cours duquel Goebbels fit un discours fleuve sur « l’oeuvre gigantesque » du Führer.

En novembre-décembre il se rendit de nouveau en Scandinavie où il dirigea deux représentations de la Walkyrie à l’opéra de Stockholm et un concert avec l’orchestre de Göteborg. Le 12 décembre il dirigea les Meistersinger pour la réouverture du Staatsoper de Berlin et en janvier 1943, donna des concerts en Suisse avec les orchestres de Winterthur, de la Tonhalle et de Berne. Le 2 janvier 1943 il dirigea Tristan au Staatsoper de Vienne : c’est la seule mise en scène qu’il réalisa pendant sa carrière. Après la tournée scandinave de la Philharmonie de Vienne en mai, il épousa civilement à Potsdam Elisabeth Ackermann le 26 juin : il avait 57 ans et sa femme 25 de moins (Furtwängler vivait à la Fasanerie dans le parc de Sans Souci, à Potsdam. Ils se marièrent religieusement à la fin de 1945, dans l’église de Montreux, en Suisse). En juillet il participa au Festival de Bayreuth, dirigeant les Meistersinger en alternance avec Abendroth.

Le 7 septembre 1943, à la suite d’une dénonciation, les Nazis pendirent le pianiste prodige Karl Robert Kreiten, élève de Claudio Arrau. Ce drame est à l’origine d’une pièce de théâtre écrite par Heinrich Riemenschneider, Requiem pour K.R. Kreiten, qui fut représentée pour la première fois en Allemagne en 1987. Les principaux personnages en sont Kreiten et sa mère, Furtwängler, Goebbels et deux dénonciateurs. En décembre il était à nouveau en Scandinavie (Stockholm et Göteborg) et en janvier la Suisse l’accueillit (orchestres de la Suisse Romande et de Berne).

Le 30 janvier, la vieille salle de la Philharmonie de Berlin située Bernburgerstrasse fut réduite en cendres par les bombardements. La saison se termina à Bayreuth (Meistersinger) et aux festivals de Salzbourg et Lucerne. Le 11 octobre 1944, Furtwängler dirigea pour la seule et unique fois de sa vie le Bruckner Orchester de Linz, également appelé « Orchestre du Führer » dont le chef attitré était Georg-Ludwig Jochum, l’un des trois frères Jochum. Le 7 novembre sa mère mourut à Heidelberg et quatre jours plus tard, sa femme, établie en Suisse, donna naissance à un fils, Andreas, qu’il ne verra qu’en février 1945.

Furtwängler était devenu un traître aux yeux des Nazis en raison de ses incessantes critiques contre la politique menée par Hitler. Il avait même été accusé d’avoir participé au complot du 20 juillet 1944 destiné à éliminer physiquement Hitler. La situation était devenue intolérable et les Nazis ne souhaitaient pas que Furtwängler survive à la guerre. Selon la transcription sténographique de son procès en dénazification qui eut lieu à Berlin le 17 décembre 1946, Furtwängler déclara :

« En octobre 1944, je reçus la visite du médecin personnel de Madame Himmler qui m’informa de l’état d’esprit de Himmler et des SS. Depuis le début, Himmler était un ennemi personnel, cette dame me le confirma. Elle revint en novembre. En janvier 1945, alors que j’étais à Berlin pour la dernière fois, elle vint tôt le matin à l’improviste, resta quelques minutes et me dit : ‘Monsieur Furtwängler, personne ne doit apprendre ma visite ici. Je dois vous aviser que les SS parlent d’une mise en quarantaine à votre sujet. Aucun nazi ne doit plus vous adresser la parole. Chacun de vos gestes, ainsi que votre téléphone vont être surveillés. Vous êtes accusé d’avoir été un complice de l’attentat contre Hitler. Tirez-en les conséquences’. Elle partit. La conséquence que j’en ai tirée, c’est de ne plus revenir à Berlin après mes concerts à Vienne mais de me cacher durant trois jours près de la frontière suisse. La veille et le jour où j’ai franchi la frontière, des agents de la Gestapo étaient venus voir ma secrétaire, Mademoiselle von Tiedemann et lui dirent à son grand étonnement que j’étais parti. J’ai alors fait tout ce qu’il fallait pour clarifier ma situation en Suisse. »

Lors du concert du 11 décembre 1944, à Berlin, Albert Speer avait également avisé Furtwängler qu’il courait un danger mortel de la part de Gestapo de Himmler et conseillé de ne pas revenir de sa prochaine tournée en Suisse. En effet, après avoir fêté le 25 janvier son cinquante-neuvième anniversaire à l’Hôtel Impérial de Vienne, en compagnie de son ami l’ingénieur du son Friedrich Schnapp, il adressa le 30 un message à la Philharmonie de Berlin par lequel il avisait son orchestre qu’il ne pouvait diriger les concerts prévus les 4 et 5 février, « en raison d’une chute sur le verglas... » A partir du 1 février, il organisa sa fuite en Suisse à l’occasion des concerts qu’il devait diriger à Lausanne, Genève et Winterthur. Du 1 au 6 février il se cacha dans la petite localité de Dornbirn, proche de Bregenz et de la frontière suisse. De Dornbirn précisément, il écrivit à Irme Schwab :

« Je suis en route pour la Suisse. Je ne sais pas encore si, en raison de la situation politique, on me laissera passer. Dans la négative, j’irai à Tanneck. » Le 6, il écrivit à Hélène Matschenz : « Si on m’en laisse la possibilité, je franchis demain la frontière… »

Le 7, il franchit effectivement la frontière et rejoignit sa femme et son fils. Le 23 février, il dirigea son dernier concert à Winterthur (Huitième de Bruckner) et fut empêché de diriger deux concerts de la Tonhalle qui furent annulés par le Conseil municipal. A cette occasion un énorme scandale qui dura tout le mois, éclata dans la presse suisse d’extrême gauche (il fut accusé d’être un suppôt du nazisme), dans des journaux tels Volksrecht, etc.

Le Journal de Genève résuma fort bien ce qu’on appela « l’Affaire Furtwängler » :

« L’interdiction, par le Conseil d’Etat, des deux concerts que W. Furtwängler devait donner cette semaine à la Tonhalle, a soulevé une vive émotion. Il semble que, d’une manière générale, on regrette cette mesure suggérée au gouvernement par le Conseil exécutif de la ville et arrachée à ces deux autorités par les menaces indirectes du Parti des Travailleurs. Le Département cantonal de la Police avait en effet commencé par autoriser les concerts et n’est revenu sur sa décision que sous la pression du Stadtrat, poussé lui-même par l’extrême gauche. Aussi les protestations n’ont-elles pas tardé. ‘La Nouvelle Gazette de Zurich’ et ‘die Tat’, organe des indépendants, se sont immédiatement insurgés contre cette immixtion des passions partisanes dans la vie de l’esprit, déplorant que Zurich donne un si fâcheux exemple d’intolérance.

Comme l’a fort bien dit le Comité central du parti radical de Zurich dans une protestation rendue publique, il est regrettable que les autorités suisses aient paru céder aux entreprises de démagogues désireux d’exploiter, dans un but évident de surenchère, l’aversion générale et justifiée de la population pour un régime politique étranger. L’Affaire Furtwängler a connu un premier épilogue mercredi au Conseil municipal, la discussion ayant été aussi instructive que mouvementée. Deux groupes d’orateurs se sont affrontés : d’un côté les radicaux et les indépendants qui ont pris la défense de Furtwängler auquel, estiment-ils, il est un peu tard de reprocher sa qualité de Staatsrat (Conseiller d’Etat) prussien et la décoration qu’il a acceptée du Führer; de l’autre les communistes, les socialistes et un membre de la fraction de la Monnaie franche qui reprochent au musicien allemand de se laisser ravaler au rang d’agent d’une propagande camouflée… »

Quant au concert de Winterthur (Huitième de Bruckner), il sera son dernier avant la chute du Reich nazi et donna lieu à des manifestations à l’appel de l’Union ouvrière et du Parti des travailleurs. Des manifestants essayèrent d’empêcher le public de se rendre au concert et un détachement de gendarmes, utilisant des lances à incendie, dut intervenir mais le concert se déroula sans incident devant une salle comble.

Courant février, il s’établit à Clarens, à la Clinique la Prairie, propriété du Docteur Niehans et qui sera sa résidence jusqu’en juin 1947. (Qui était ce Dr. Niehans que l’on surnomma Docteur Miracle ? Certains voyaient en lui un charlatan – abusant de la crédulité publique et faisant payer à des prix astronomiques des traitements qui ne servaient à rien -, d’autres un véritable pionnier des thérapies de rajeunissement. Père de la « cellulothérapie », Paul Niehans, né en 1882, avait de prestigieux « clients » : Konrad Adenauer, Somerset Maugham, Gloria Swanson, Charles Chaplin, la duchesse de Windsor, etc. Après avoir été un chirurgien de réputation internationale, il allait devenir pour les uns un génie, pour les autres un illuminé, un faux démiurge guidé uniquement par l’appât du gain.) Une fois en sécurité en Suisse, Furtwängler et sa famille attendirent la fin de la guerre. Finalement, l’annonce de la mort de Hitler, le 30 avril 1945, marqua la fin des hostilités et ceci signifiait surtout pour lui qu’il devait être « dénazifié » par les Alliés. Cette « purification » se résuma dans son cas, à savoir pourquoi il était resté en Allemagne sous la dictature hitlérienne et à étudier son comportement durant cette période, principalement par rapport à l’antisémitisme officiel . Les procès eurent lieu à Vienne en janvier 1946 et à Berlin, les 11 et 17 décembre de la même année. Furtwängler fut blanchi et autorisé à diriger de nouveau. Contrairement à d’autres chefs allemands (Karajan, Kabasta, Abendroth, etc.), Furtwängler n’adhéra jamais au parti, ne fit jamais le salut hitlérien, ne signa jamais son courrier « Heil Hitler » et aida autant qu’il put les musiciens juifs. Pour être resté en Allemagne, Furtwängler donna la raison suivante :

« Je ne suis pas resté parce que j’étais nazi, je suis resté parce que je suis allemand ! ».

Il fut aidé dans sa défense par son ami le metteur en scène de théâtre Boleslav Barlog, par le chef d’orchestre roumain Sergiu Celibidache et par des musiciens comme Hugo Strelitzer qui déclara :

« Si je suis vivant aujourd’hui c’est grâce à ce grand homme. Furtwängler a aidé et protégé de nombreux musiciens juifs et cette attitude prouve un grand courage car il le faisait sous les yeux des Nazis, en Allemagne même. L’historie jugera cet homme ».

A la fin du procès Furtwängler fit la déclaration suivante :

« L’Art n’a rien à voir avec la politique, avec la guerre. Je me sentais responsable de la musique allemande et il était de mon devoir d’aider à surmonter cette crise autant que je le pouvais. Je ne regrette pas d’être resté parmi les allemands qui devaient vivre sous la terreur de Himmler. »

Dans ses Cahiers de 1946, il nota :

« J’ai essayé de juger mon attitude. Je ne suis pas meilleur que d’autres mais je dois exprimer ce que me dictait mon instinct. Il y a deux choses : l’amour pour ma patrie et mon peuple, et le sentiment d’avoir ici la tâche de réparer un tort. Le souci d’être abusivement utilisé par la propagande nazie a dû, pour moi, s’effacer devant une préoccupation plus grande, c’est-à-dire savoir conserver la musique allemande autant que possible dans sa permanence et continuer à faire de la musique avec des musiciens allemands pour des auditeurs allemands ».

[/spoiler]

> Retour au sommaire

4. La Sérénité (1947-1954)

Furtwängler fut acquitté le 17 décembre 1946 mais ne put diriger la Philharmonie de Berlin que le 25 mai 1947 dans un programme Beethoven. Très rapidement son activité s’intensifia et il reprit le chemin des tournées et des festivals (Salzbourg, Lucerne). Les 24 et 25 janvier 1948, il donna deux concerts à Paris avec l’orchestre de la société des Concerts du Conservatoire. En février, ce furent dix concerts à Londres et le 22 il dirigea à Berlin la création de sa seconde symphonie écrite à la fin de la guerre. En avril il partit pour l’Argentine où il dirigea huit concerts au Teatro Colon de Buenos Aires; puis l’Italie l’accueillit pour six concerts et il emmena la Philharmonie de Vienne dans une tournée en Suisse et la saison s’acheva aux festivals de Salzbourg (Fidelio) et Lucerne.

[spoiler show=”Lire la suite” hide=”Fermer”]En août un triste événement perturba les relations de Furtwängler avec l’Amérique : il avait été contacté par les dirigeants du Chicago Symphony afin qu’il dirige 22 des 28 concerts de la saison à venir. En décembre, il donna son accord pour huit concerts et le 6 janvier 1949, un article de H. Taubmann parut dans le Times, article qui faisait mention d’un veto « des musiciens » afin de mettre un terme au contrat de Furtwängler. Ces fameux « musiciens » se nommaient Vladimir Horowitz, Arthur Rubinstein, Alexandre Brailowsky, Isaac Stern, Lily Pons et André Kostelanetz qui déclarèrent qu’ils ne joueraient plus à Chicago si Furtwängler devenait le chef principal de l’orchestre. Face à cette campagne de dénigrement, soigneusement organisée et orchestrée par certains milieux juifs, Furtwängler préféra renoncer au poste. L’un des plus acharnés fut Rubinstein qui avait perdu une grande partie de sa famille dans l’holocauste et qui déclara :

« Je refuse d’être associé avec quiconque sympathise avec Hitler, Göring et Goebbels. Si Furtwängler avait été un vrai démocrate, il aurait tourné le dos à l’Allemagne comme fit Thomas Mann. Furtwängler est resté parce qu’il pensait que l’Allemagne gagnerait la guerre et maintenant, il est en quête de dollars et de prestige en Amérique ».

Des artistes comme Walter, Menuhin ou Milstein ne s’associèrent pas à cette campagne hystérique. Menuhin fit d’ailleurs paraître dans la presse la mise au point suivante :

« Je n’ai jamais rencontré d’attitude plus insolente que celle de ces trois ou quatre meneurs qui déploient des efforts frénétiques pour exclure de leur terrain de chasse de prédilection un illustre collègue. Leur comportement m’inspire plus que du mépris. »

Milstein déclara de son côté :

« Furtwängler est un grand musicien et absolument pas un nazi et si la campagne de protestations réussit, le grand perdant sera le Chicago Symphony ».

C’est exactement ce qui se passa.

Dans ses Cahiers de 1949, Furtwängler évoqua cette pénible affaire :

« Nombre d’artistes américains renommés ont protesté contre ma venue en Amérique. Cette protestation est une hérésie dans l’histoire de la musique. Quelle est la raison de cette machination ? Il s’agit d’un boycott préparé dans un but précis et on se demande quelles sont les vraies raisons de cette manière d’agir, de cet ostracisme, de cette diffamation envers un artiste estimé. Serait-ce parce que je suis allemand ? »

En 1948, Furtwängler avait 62 ans, était partout réclamé comme chef invité, assurait les tournées des Philharmonies de Berlin et de Vienne et se retrouvait fréquemment dans les studios His Master’s Voice pour des séances d’enregistrement à Vienne ou à Londres. En septembre-octobre il donna à Londres un cycle complet des symphonies de Beethoven avec la Philharmonie de Vienne, cycle qui fut retransmis en direct à la télévision mais dont malheureusement plus aucune image ne subsiste. Chaque année il honora de sa présence les festivals et en août 1949, rendit visite à Richard Strauss hospitalisé dans une clinique de Montreux. L’année suivante, le 22 mai 1950 à Londres, il créait avec Flagstad les Quatre derniers Lieder.

En septembre 1949 il participa au festival de Besançon et en mars-avril 1950 dirigea trois cycles du Ring à la Scala de Milan. Flagstad faisait partie de la distribution. Une nouvelle série de concerts au Teatro Colon fut programmée en avril-mai 1950 et en mars-avril 1951, il était à nouveau à la Scala pour cinq Parsifal et quatre Orphée et Eurydice. En avril, il emmena la Philharmonie de Berlin pour une tournée de dix concerts en Egypte (le Caire, Alexandrie), et le 29 juillet, il fut choisi pour la réouverture officielle du Festival de Bayreuth, dirigeant une Neuvième de Beethoven restée mythique.

Le 18 octobre, Rudolph Bing, directeur du MET de New York, écrivit à Furtwängler, lui demandant d’ouvrir la saison 1952 avec une nouvelle production de Lohengrin et un autre opéra de son choix. Furtwängler apprit que Toscanini s’opposait à sa venue de toutes les manières possibles. Une fois de plus, ce projet américain fut réduit à néant, ainsi qu’une tournée de la Philharmonie de Vienne outre-atlantique. En mars 1952, il retrouva la Scala pour six représentations des Meistersinger et après une longue tournée avec Berlin, il réalisa en juin à Londres un magnifique et célèbre enregistrement de Tristan avec Flagstad et le Philharmonia.

Après une représentation de la Walkyrie à Zurich le 29 juin, il partit pour les répétitions du festival de Salzbourg au cours desquelles il contracta une double pneumonie. Il dut interrompre ses activités et se soigner durant plusieurs mois dans un sanatorium des Alpes bavaroises. S’étant peu reposé depuis 1947, il dormait peu et ce manque de sommeil affecta sa santé. En outre, il prenait de fortes doses d’antibiotiques et en particulier de Tétracycline qui avait des effets secondaires, notamment sur l’ouïe. Furtwängler se rétablit, retrouva la Philharmonie le 7 décembre à Berlin mais le 23 janvier 1953, à Vienne, il s’évanouit durant l’adagio de la Neuvième de Beethoven. Une nouvelle fois et malgré son opposition, les médecins lui prescrirent de grandes quantités d’antibiotiques et son ouïe, en particulier l’oreille droite, commença à se détériorer. Cette perte de l’audition lui causa des sentiments dépressifs et malgré ce handicap, il continua sa tâche, reprit ses tournées et revint à Salzbourg et Lucerne.

La saison 1953-1954 débuta par quatre concerts au Festival d’Edimbourg avec la Philharmonie de Vienne puis en octobre-novembre, il donna le Ring à la RAI de Rome à raison d’un acte par jour. Durant ce séjour dans la capitale romaine, il donnera même deux concerts privés pour le Pape Pie XII, au Vatican et à Castel Gandolfo, résidence d’été du Souverain Pontife. En décembre, il attrapa la grippe qui l’immobilisa durant plus de deux mois, et en mars partit pour Caracas donner deux concerts avec l’orchestre symphonique du Venezuela. De retour en Suisse, il acheta une propriété sur les hauteurs de Montreux, à Clarens, baptisée le Basset Coulon où malheureusement, il ne passera que peu de temps.

La saison 1954-1955 sera la plus courte et la dernière. Après deux ultimes interprétations de la Neuvième de Beethoven au festival de Lucerne (21 et 22 août), un concert au festival de Besançon le 6 septembre et deux concerts à Berlin les 19 et 20, où il joua sa seconde symphonie, il partit pour Vienne où il enregistra la Walkyrie, du 28 septembre au 6 octobre. Les disques témoignent du jeu radieux de la Philharmonie de Vienne . Ce sera la dernière fois où il dirigera un orchestre.

De Vienne il se rendit à Gastein pour soigner son ouïe. Sur le chemin de retour à Clarens il ne se sentit pas très bien et prit froid. Sa femme essaya de le persuader de garder le lit mais il préféra effectuer des marches en montagne au grand air. Dans la nuit du 6 novembre il avoua à sa femme : « De cette maladie je vais mourir et ce sera une mort facile. Ne me quitte pas un seul instant. » Il lut la copie de sa troisième symphonie et écouta les épreuves de son enregistrement de Fidelio qui venaient d’arriver. Les médecins ayant diagnostiqué une broncho-pneumonie, sa femme décida de l’hospitaliser à Ebersteinburg près de Baden-Baden dans la clinique de son médecin, le Dr. von Loewenstein. Le voyage eut lieu le 12 novembre par un radieux soleil de fin d’automne. A la clinique, Furtwängler fit cette confession à sa femme : « Tu sais, ils croient tous que je suis venu ici pour guérir. Moi, je sais que je suis venu pour mourir. » Ce qui frappa le plus sa femme, c’est qu’il ne dirigeait plus pour soi. Il s’était complètement concentré sur la mort, sur sa mort. Il fit venir l’intendant de la Philharmonie de Berlin, Gerhardt von Westermann et prit congé de lui : « Saluez aussi mon orchestre pour moi, je vous prie ». Son état de santé s’aggrava et le matin du 30 novembre, on lui fit une transfusion sanguine. Il mourut le jour même dans une absolue sérénité et fut inhumé au cimetière de Heidelberg auprès de sa mère, le 4 décembre. Au cours du service funèbre, Karl Böhm rendit hommage à son collègue :

« Bouleversé comme jamais auparavant, je me trouve aujourd’hui devant le cercueil de l’homme qui était mon ami depuis vingt ans. Pour moi et pour tous ceux qui vous aimaient, cher Furtwängler, on ne peut pas encore évaluer les conséquences de votre mort parce qu’elle laisse un vide qui ne pourra jamais plus être comblé. Que Dieu vous accueille dans un monde meilleur et qu’il vous paye en retour pour toute la Beauté inoubliable que vous nous avez donnée en cadeau dans le domaine de l’Art le plus divin. »

La Philharmonie de Berlin sous la direction de Eugen Jochum interpréta la Maurerische Trauermusik de Mozart et l’Aria de la Suite en ré de Bach.

De retour à Clarens, sa veuve confia à l’ami Ernest Ansermet :

« Le départ de Furtwängler m’a appris qu’une mort acceptée était un but vers lequel on doit tendre. Furtwängler l’a pu. »


Pourquoi n’y a-t-il plus de Furtwängler aujourd’hui ? Etait-il unique ? Doit-on répondre en invoquant le rôle actuel des médias et la culture de masse ? N’est-on pas en pleine décadence de la direction d’orchestre où les chefs ne sont plus que des techniciens sans âme? Qu’en est-il réellement de tous ces chefs médiatiques créés et portés à bout de bras par leurs maisons de disques toutes puissantes ? Il est certain que le show business d’aujourd’hui et son corollaire, le star system à outrance mènent tout droit à un phénomène de réification. Mais l’imagination n’est-elle pas aussi la manière dont nous déformons les images ? Furtwängler était une légende de son vivant et le mythe n’a fait que s’amplifier.

Yehudi Menuhin déclara :

« Il existe beaucoup de chefs d’orchestre mais très peu d’entre eux laissent entrevoir la chapelle secrète qui réside au coeur même de tout chef d’oeuvre. Au-delà des notes s’étalent des visions et au-delà des visions, cette chapelle invisible et silencieuse car c’est une musique intérieure qui se répand là, la musique de notre âme dont les échos ne sont que des ombres pâles. Tel fut le génie de Furtwängler car il s’approcha de toute oeuvre en pèlerin afin de revivre cet état d’existence qui rappelle la Création, le mystère qui est au coeur de toute cellule. Avec ses gestes fluides et évocateurs, il transportait ses orchestres et ses solistes dans cet endroit sacré. »

La juste réponse fut peut-être donnée par le chef E. Inbal quand il affirma :

« Pourquoi n’y a-t-il pas de Furtwängler aujourd’hui ? Je ne pense pas que cela s’explique par l’absence de talents mais personne ne peut se métamorphoser en Furtwängler alors qu’on vit au rythme des mécanismes actuels de l’organisation des concerts et des enregistrements qui suivent les mêmes schémas que ceux utilisés pour produire des savons ou des automobiles. La manière dont sont réalisés les enregistrements, en plaçant une foule de micros, suffirait à détruire tout le mystère et le climat que savait si bien créer Furtwängler Nous, musiciens de la jeune génération, devrions tenter de suivre l’exemple de Furtwängler : cela n’a rien à voir avec le tempo mais plutôt avec l’imagination, dans une totale soumission à la musique. »

Se situant aux antipodes de la vision d’un Toscanini pour qui il n’y avait aucune part de « création » dans l’interprétation, Furtwängler avait écrit en 1927 :

« La véritable éthique du chef d’orchestre ne réside pas dans la perfection technique mais dans l’attitude spirituelle. »

Cherchant « l’au-delà des notes » Furtwängler aura sans cesse été en quête d’Absolu. Qu’importe les modes, et même s’il est vrai que le romantisme exacerbé de Furtwängler et l’idée quasi-religieuse qu’il se faisait de la musique et du rôle de medium qu’il attribuait au chef d’orchestre dans la communion mystique entre le compositeur et le public, peuvent irriter, l’Art de Furtwängler est éternel.

[/spoiler]

> Retour au sommaire

5. Face au IIIe Reich

Eclairage: Musicien sous le IIIe Reich

Quelle était la vie d’un musicien en Allemagne nazie : quelles en étaient les difficultés, le contexte, les impératifs, ou les interdits… L’idée est partie d’un constat relativement simple sur deux chefs allemands majeurs du XXe siècle, Wilhelm Furtwängler et Herbert von Karajan. Bien que de générations et de tempéraments différents, la guerre les a fait se croiser, se déchirer, et tous deux se trouvent dans la même situation face à la dénazification en 1945. A la fin de la guerre, tous deux sont ainsi interdits de scène et accusés d’avoir servi le régime, pour être restés en Allemagne, et avoir continué à y jouer. Cependant, leur comportement fut totalement opposé durant ces années, Karajan flirtant avec le régime qui lance sa carrière, Furtwängler, plus rebelle, s’opposant à Goebbels, tout en occupant des postes d’administration dans la Reichsmusikkammer. Alors, comment est-il possible que deux attitudes aussi éloignées l’une de l’autre, mènent finalement au même résultat ?

Wilhelm Furtwängler: “Mon attitude face au national-socialisme”

Dans un document adressé aux autorités alliées, Furtwängler explique quel fut son rôle et sa position : “En ce qui concerne mon attitude face au national-socialisme, je voudrais tout d’abord mentionner que je n’ai jamais eu de rôle politique et que je n’ai jamais été membre du Parti nazi, ni de quelconque autre organisation dépendante de celui-ci. Depuis le début, j’ai pris une position publique sans équivoque face au national-socialisme, contre sa politique de terreur et de racisme. De plus, fin 1934, en protestation contre ce régime, j’ai renoncé à toutes mes positions et à tous mes titres.”

Témoignages et analyses

1939. La Légion d’Honneur de Furtwängler.

Furtwängler s’est vu attribuer la Légion d’Honneur en 1939, sur l’intervention de Jean Rouché, Directeur de l’Opéra de Paris. Un honneur pour la musique allemande que Hitler refusa de voir rendu public.

1945. Furtwängler fuit le IIIe Reich.

Après l’attentat contre Hitler, Furtwängler est très sérieusement soupçonné d’avoir parti liée avec des conjurés. Lors d’un concert de décembre 44, il reçoit la visite de Speer lors de l’entracte. Furtwängler lui pose une question pourtant interdite à cette époque : « la guerre est-elle perdue ? » Speer lui répond que oui et lui conseille de profiter d’un visa que le chef a pour une série de concerts en Suisse pour ne pas revenir. Car sinon, il ne verrait pas la fin de la guerre. Furtwängler a alors ce cri du cœur qui en dit long sur une des raisons majeures qui explique les dix précédentes années : « mais que vont devenir mes Philharmoniker !? ». Ce n’est que rassuré par Speer sur ce sujet qu’il entame le processus qui le mènera en Suisse.*

Furtwängler fuyant le IIIe Reich, par Stéphane Topakian (2004) sur Abeilleinfo.com

1945. Elisabeth Furtwängler

« Je me rappelle très bien le jour où nous avons vu pour la première fois des images des camps de concentration. Il m’a pris dans ses bras et m’a dit : «Nous ne serons plus jamais heureux car ce sont des Allemands qui ont fait ça.» Il ne pouvait pas comprendre que le pays de Beethoven, qui était un messie pour lui, ait engendré tant d’horreur».

Elisabeth Furtwängler. Ardente vestale (archive payante), Le Figaro, 29 nov. 2004

1945-1947. Après la guerre, le silence.

Aucun biographe de Furtwängler ne rend compte de manière totalement satisfaisante de la période comprise entre la fin de la guerre et son retour au podium, environ deux ans après.
Cette période de retrait de la vie musicale a donné lieu à la solide et trompeuse légende d’une volonté politique des forces alliées d’empêcher le chef de reprendre sa carrière, pour avoir continué à jouer Beethoven à Berlin pendant la guerre, ou par jalousie de sa gloire artistique. Cette thèse est celle défendue notamment par la pièce de théâtre et son adaptation cinématographique “Taking Sides” – en français “A torts et à raisons” (1999) et “Le cas Furtwängler” (2001). Mais la réalité est ailleurs…

> Retour au sommaire