Étaient-ils sourds ?

Le SWF D14 à paraître : la 8e de Bruckner de 1954

La SWF entreprend une édition de l’enregistrement de la Huitième Symphonie de Bruckner, réalisé lors du concert des Wiener Philharmoniker, à Vienne, le 10 avril 1954.

Parution le 10 avril, à l’occasion des 70 ans du concert

Cette exécution n’a pas bonne presse. Lors de sa première publication il y a quarante ans, elle a même suscité des doutes : et si c’était un faux ? Non, il s’agit bien d’un concert de Furtwängler — et de sa dernière 8e — mais le son de cette édition était à ce point déplorable que l’on avait tendance à s’en détourner comme d’un objet malodorant.

Mais ensuite, la bande a connu des fortunes diverses, avec de très bonnes rééditions, et l’on peut se demander si les auditeurs n’étaient pas frappés de surdité. Il faut entendre cette prestation dans le son exceptionnel de la captation : des dégradés dynamiques phénoménaux qui vont des bords du silence (solos de la fin de l’Adagio) aux éruptions volcaniques du Finale ; un spectre sonore très étendu ; et une palette infinie de coloris… Un prochain article apportera d’ailleurs un éclairage technique nécessaire.

À l'écoute, on découvre une lecture qui rejoint celles — de Beethoven, Schubert etc. — propres à la dernière manière du chef. Sans tomber dans les excès d’un Celibidache, Furtwängler y déploie d’amples gestes, en restant parfaitement fougueux, mais sans le stress inhérent à l’interprétation de 1944 (guerre oblige). Le sommet en est sans doute l'Adagio, vision d'au autre monde... On lui en a voulu d’utiliser la partition « Haslinger », c’est-à-dire la première édition de 1892, et non « Haas ». Furtwängler n’était pas un inconditionnel d’Haas, et il n’est pas certain que la Philharmonie ait disposé du matériel correspondant. Ceci étant, et comme en 1944, Furtwängler a apporté ses propres mais légères modifications à la partition.

Christophe Hénault a diligenté tous ses soins à la préparation de ce produit, notamment en gommant des pleurages, des sauts de bandes et des bruits qui entachaient le discours, mais sans toucher à l’exceptionnel rendu sonore, dont voici un exemple (Début du 2e mouvement. Attention: mp3).

Ce concert sera disponible en streaming (HD et SD), mais nous vous recommandons vivement son téléchargement (10 €), car le pack inclura :

– un livret très complet avec un texte de Mark Kluge ;
– dedans : un bon nombre de clichés inédits (répétition et concert) comme celui ci-dessous ;
– un article technique sur l'enregistrement ;
– le facsimilé du programme du concert ;
– l’interview (podcast) de Jean-Claude Hulot, spécialiste de Bruckner (Diapason, Res Musica…).

Wikipedia, grand prêtre de l’information soit-disant fiable, énonce dans son article français sur la 8e Symphonie, et en visant cet enregistrement : « Enfin celle [version] de 1954 est à éviter : l'interprétation manque de tension et l'acoustique est peu soignée… » Que le rédacteur de ce jugement lapidaire écoute la publication SWF !

Répétition, 9 avril 1954

22 mars 2024

2 réflexions sur « Étaient-ils sourds ? »

  • Bonsoir, c’est quand même bizarre : Furtwängler donne la première de la version Haas de cette symphonie en 1939 et à cette occasion, en fait la louange. Deux ans après, il écrit qu’il s’agit d’une trahison de Bruckner. Pourtant, il dirige cette “trahison” en 1949 lors de ses concerts avec le philharmonique de Berlin. Quant à l’indisponibilité du matériel d’orchestre pour ce concert de 1954 à Vienne, je n’y crois guère : l’orchestre en disposait bel et bien lors du fameux “magnetophonkonzert” de 1944. Vienne n’ayant pas été plus bombardée que Berlin, comment expliquer que le matériel de la version Haas y ait disparu alors qu’il était intact à Berlin en 1949 ?
    Plus généralement, s’agissant des éditions des symphonies de Bruckner, j’ai l’impression que le point de vue final de Furtwängler est, en résumé, que ce qui est avéré de la main de Bruckner est ce qui doit être joué. Ça se défend (dans cette optique, il est logique qu’il ait été réticent à diriger les versions Schalk de la 5ème auxquelles Bruckner n’avait pas contribué) mais ça ne tient pas compte de ce que Bruckner avait quand même ardemment envie que ses œuvres soient jouées, qu’il était très souvent assailli par le doute et que ça le poussait à réviser encore et encore ses symphonies indépendamment de l’influence que pouvaient avoir ses disciples.

    • Cette intervention est passionnante, car elle ouvre des perspectives d’études, déjà entamées lors de la publication, voici plus de deux ans, de la 4e Symphonie. Je crois qu’il faut mettre à part la 5e Symphonie : il était impossible de passer à côté de la restitution du Finale. Oui, Furtwängler s’est rangé au départ sous la bannière de Haas. Pourquoi est-il revenu à Haslinger en 1954 pour la 8e ? C’est un peu mystérieux. Ne balayez pas aussi vite l’hypothèse de la disponibilité du matériel d’orchestre. Un orchestre peut avoir en bibliothèque un matériel, mais peut se trouver dans l’obligation de louer à l’éditeur un autre (C’est ainsi qu’ils vivent…). Sauf erreur, les matériels Haas se sont retrouvés en “Allemagne de l’Est” avec des difficultés d’accès (y compris pour Jochum), et il est possible que Berlin ait pu louer un matériel en 1949 et pas Vienne en 1954… Si Furtwängler avait vécu plus longtemps, aurait-il adopté Nowak ? Il est permis d’ajouter deux éléments : Haslinger et Haas ne sont pas à ce point si éloignées qu’on le dit ; et qu’il s’agisse de l’une ou de l’autre, Furtwängler y apporte ses propres modifications.

Laisser un commentaire