Concerts de Berlin des 3-5 avril 1938

Quelques mots sur ce programme, non sur son contenu — du pur Beethoven, sans surprise — mais sur ce qui va avec.

Le fascicule est accompagné de deux feuilles volantes. Le feuillet vert annonce deux concerts à venir à Berlin, mais avec le Philharmonique de Vienne. C’est qu’il vient de se produire un événement décisif : le Reich vient d’annexer l’Autriche, qui entre ainsi dans le giron de la grande Allemagne. Ces concerts font partie du processus d’intégration, mais masquent une autre réalité : Furtwängler, à la demande des philharmonistes, intervient en haut lieu pour que les Wiener Philharmoniker soient traités « à part ».

Le feuillet rose bouscule légèrement l’ordre des pièces : Léonore II sera jouée après la 4e Symphonie et non avant. Furtwängler le faisait couramment à cette époque, notamment avec Coriolan, considéré comme sommet de tension du concert. Cela nous apparaît curieux, habitués que nous sommes à entendre une ouverture en début de concert, et oublieux que nous sommes de ce qu’une ouverture d’opéra, dès lors qu’elle en est détachée, devient une page symphonique comme une autre, à placer au meilleur moment en fonction de sa portée musicale.

Enfin, on notera la présence de trois portraits du chef : une photo officielle, et le portrait en dessin de chacun des labels de disques : Electrola, encore filiale d’EMI, et Deutsche Gramophon, distribué par HMV en Allemagne et plus connu sous Polydor à l’étranger.

Furtwängler, à cette époque, avec ses trois Konzertmeister berlinois, Erich Röhn, Hugo Kolberg et Siegfried Borries.

Concert de Munich du 7 juin 1935

Le programme de ce concert peut paraître anodin — Egmont, la Pastorale, la Cinquième — si l’on oublie quelle signification particulière il représente pour Furtwängler. Démissionnaire de tous ses postes fin 1934, il remonte pour la première fois au pupitre de son Philharmonique le 25 avril 1935 avec ce « tout-Beethoven », qui est une profession de foi. Les Berlinois, mais aussi le corps diplomatique présent, ne s’y trompent pas et font de cette soirée un événement : huit rappels et l’intervention de la police municipale pour obtenir que l’on vide les lieux. Quelque jours après, et le concert ayant été re-programmé (comme le premier au bénéfice du Secours populaire), Furtwängler se fait piéger en découvrant la brochette en uniforme qui occupe le premier rang ! Première de nombreuses récupérations politiques, auxquelles il aura du mal à échapper.

Les quelques concerts qu’il donne en tournée avec son orchestre présentent la même affiche, tel celui-ci donné à Munich dans le cadre du Festival d’été. Le concert est donné, non dans la Salle des congrès, mais dans la gigantesque « Halle 1 », là-même où Mahler avait créé sa 8e Symphonie vingt-cinq ans plus tôt.

Pour son grand retour en mai 1947, il reprendra ce même programme…

Programme du concert de Berlin du 3 novembre 1940

Ce programme fait partie d’une série, acquise par la SWF, de huit fascicules intéressant les saisons 1940/41 à 1942/43 de la Philharmonie de Berlin. Quelques précisions avant d’ouvrir chacun d’eux. On est en période de guerre et donc de restrictions, mais on reste étonné de la qualité des documents : couverture cartonnée, impression deux couleurs en couverture, présence d’au moins une photographie, analyse des œuvres… Et aucune référence au régime en place : on se croirait dans une monde sans croix gammée… Enfin, certains programmes comportent une rubrique « nouvelles des Philharmoniker », ou des annonces de programmes, qui nous permettent de suivre la vie de cet orchestre. On notera que le concert est donné trois fois, ce qui totalise plus de cinq mille auditeurs !


Ouvrons ce programme. Renvoyons dos à dos les publicités concurrentes d’Electrola et de Telefunken (5e de Beethoven et 6e de Tchaïkovsky — Furtwängler et Mengelberg), ne procédons pas à l’Ouverture du Tannhäuser, effectuons un glissando sur les cordes du Concerto de Schumann, ce qui nous évitera de parler de Mainardi…, oublions même la Pastorale (peut-on oublier la Pastorale ?!…), et affichons d’emblée notre curiosité pour l’ouvrage qui débute la seconde partie du concert : Thème et Variations, pour grand orchestre, d’après le poème d’Adalbert von Chamisso, « Histoire tragique ».

Son compositeur, Emil Nikolaus (Freiherr) von Reznicek est le contemporain de Richard Strauss. Né en 1860 — on célèbre alors ses quatre-vingts ans —, il meurt en 1945 après s’être essentiellement illustré dans l’univers symphonique (cinq symphonies) et l’opéra, dont un popularisé par son ouverture : Donna Diana.

Doué d’une réelle invention mélodique, beaucoup plus léger que nombre de ses contemporains germaniques (Pfitzner…), il orchestre avec une palette somptueuse, autant comparable à celle de Busoni qu’à celle de Strauss, mais où transparaissent des accents dansants de sa Bohème d’origine. Et ce qu’il manie fort bien, c’est l’humour, en filigrane de nombre de ses partitions. Un exemple : cette Tragische Geschichte, sur laquelle il brode.

Poème Histoire tragique

Le poème de Chamisso — de qui se moque-t-il ? — le compositeur l’a confié au baryton, qui intervient en toute fin de l’œuvre, et pour un air d’une minute et demi ! Mais ce même compositeur, clairvoyant, a prévu que l’on pouvait très bien se passer du chanteur, et c’est cette version « sans » que Furtwängler a inscrite plusieurs fois à ses concerts, à Rome, Vienne, Leipzig, Hambourg et Berlin, et qu’il dirige ces soirs-là (Hambourg, Berlin et Prague) pour la dernière fois. Et les Berliner, se privant du chanteur, ont été bien avisés de reproduire (page 13 du programme) ledit poème, que nous nous empressons de proposer en français (pdf séparé), histoire de ne pas se méprendre sur le caractère éminemment tragique de l’entreprise.

Programme du concert de La Haye du 23 janvier 1940

En janvier 1940, les Berliner et leur chef effectuent une courte tournée d’hiver ; rien de comparable avec celles, annuelles, qui les menaient avant-guerre jusqu’en Grande Bretagne. La seule escapade à l’étranger sera pour La Haye, dans la grande salle du Bâtiment des Arts et des Sciences, que Furtwängler connaît bien.

Ce concert était référencé dans la liste de René Trémine, mais sans le détail du programme. Voilà une lacune comblée, d’autant qu’à l’affiche figurait un ouvrage que Furtwängler affectionnait, qui mettait en avant les solistes de son orchestre, le Concerto grosso op. 6 n° 10 de Haendel.

Rappelons à ce propos que les trois chefs de pupitre ici sur le devant de la scène firent de brillantes carrières au sein de grands orchestres. Erich Röhn devint après-guerre le Konzertmeister de l’Orchestre de la Norddeutscher Rundfunk. Siegfried Borries, s’étant éloigné un temps de la Philharmonie de Berlin y revint au début des années cinquante. Quant à Tibor de Machula, il quitta les Berliner en 1947 pour devenir — et pour longtemps — le violoncelle solo du Concertgebouw d’Amsterdam, d’abord sous la baguette de van Beinum, puis sous celle d’Haitink.

On est juste étonné que l’organisateur d’un concert somme toute exceptionnel (« Concert de gala », dit le placard) n’ait pas cru bon d’inclure dans le programme imprimé la moindre note, la plus petite présentation de l’orchestre ou du chef.

Moins de quatre mois après, sans avertissement, les troupes d’Hitler envahissaient Pays-Bas et Belgique, laissant effarés des peuples qui croyaient que leur neutralité les mettaient à l’abri de l’appétit du loup.

Programme du concert de l’Orchestre philharmonique de Paris du 5 décembre 1938

En décembre 1938, Furtwängler est invité par la Société Philharmonique de Paris, un orchestre qui est aux mains de Charles Munch[1], pour qui il a été créé en 1935. L’ensemble sera dissous peu après[2], Munch ayant pris la succession de Philippe Gaubert à la tête de l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire.

C’est une soirée exceptionnelle si l’on s’en tient au très luxueux programme édité à cette occasion, avec sa couverture au titrage gaufré rehaussé de couleurs, et ses encarts publicitaires vantant les marques les plus prestigieuses, la plupart encore aujourd’hui au sommet de la renommée.

Le texte de présentation est signé Fred Goldbeck, à cette époque l’un des meilleurs connaisseurs de Furtwängler sur la place de Paris : on lui doit des commentaires d’une rare intelligence sur l’art du grand chef. Il assista à ce concert avec sa future épouse, la pianiste Yvonne Lefébure, et c’est dans le Fonds Goldbeck-Lefébure de la Médiathèque Musicale Mahler, à Paris, qu’est archivé ce magnifique document.

La MMM, qui l’a scanné, a bien voulu nous autoriser à le reproduire. Nous l’en remercions vivement.


[1] Il n’est pas inutile de rappeler qu’une douzaine d’années plus tôt Charles Munch a occupé le poste de Konzertmeister dans l’orchestre du Gewandhaus de Leipzig, alors dirigé par Furtwängler. Pour l’anecdote, signalons que l’Orchestre Philharmonique de Paris participe en 1937, 1938 et 1939 au festival d’été de l’Abbaye de Royaumont — avec son chef pour les deux premières années et Vladimir Golschmann pour la troisième. En 1938, figure au programme le Concerto pour deux violons de Bach, les deux archets étant tenus par Roland Charmy et… Charles Munch, qui n’avait donc pas encore totalement renoncé à sa vocation première.

[2] Encore que la dénomination, d’ailleurs déjà utilisée dès la fin des années vingt, et notamment pour les disques, servira pour des opérations ponctuelles ultérieures, commes celle signalées ci-dessus. On peut même légitimement se poser la question : lors du concert de Furtwängler en décembre 1938, l’orchestre existe-t-il toujours ?

Concert de la Société des Amis de la Musique (Vienne) du 23 novembre 1938

Y a-t-il au monde une société musicale plus puissante que la « Gesellschaft der Musikfreunde » de Vienne ? Fondée en 1813, son développement est tel qu’elle peut se permettre de faire édifier un bâtiment de très grandes dimensions abritant l’une des plus belles salles au monde, la très fameuse « Große Musikvereins-Saal », que l’on se plaît aujourd’hui à nommer la « Salle dorée ».

Furtwängler en devient le directeur en 1920, ayant ainsi à sa disposition un chœur fourni et de premier ordre, le « Singverein » et un orchestre le « Wiener Concertverein », qui, plus tard et absorbant le « Tonkünstler Orchester », devient l’Orchestre Symphonique. À la différence du Philharmonique, réunion associative des membres de l’orchestre de l’Opéra, le Symphonique est un orchestre indépendant de salariés permanents.

C’est cette structure qui invite Furtwängler à diriger la « Saint-Matthieu » de Bach, en novembre 1938, avec une distribution exceptionnelle, où se dégagent la soprano Jo(hanna) Vincent, qui a fait les beaux soirs du Concertgebouw avec Mengelberg, la mezzo Margarete Klose, l’une des plus grandes cantatrices du milieu du xxe siècle, le ténor Louis van Tulder, compatriote de Jo Vincent, qui fut plus de deux cents fois la voix de l’Évangéliste… Et Hüsch et Alsen comptant parmi les meilleurs chanteurs de l’époque, en y ajoutant le fidèle Franz Schütz à l’orgue et les Wiener Sängerknaben, il est difficile de faire mieux.

 Jo Vincent 

C’est la quatrième fois que la Saint-Matthieu est inscrite dans ce cadre depuis 1920. Après guerre, Furtwängler proposera de nouveau le grand œuvre de Bach, mais ce sera avec le Philharmonique, tandis que pour les chœurs il aura recours — pour cause de fâcherie avec la Gesellschaft — à la Singakademie.

L’intérêt du fascicule plaide pour des circonstances atténuantes quant à son état de conservation.